
Chapitre 1 : Isolé sur la Planète des Ombres
Noah fixait le hublot fissuré de sa capsule, cherchant désespérément un indice familier. Rien, sinon la danse folle de particules irisées sur la paroi extérieure, et, à perte de vue, des traînées d’astéroïdes serpentant dans le vide comme des bancs de poissons lumineux. Il serra les sangles de son scaphandre argenté. La transmission radio ne grésillait plus — silence complet. Autour de lui, le cockpit clignotait d’avertissements rouges, et l’écran central affichait toujours la même sentence : « Navigation hors-limite. Système IC60 introuvable. »
Noah sentit son cœur battre la chamade, mais il inspira profondément. Dans son esprit, il répéta le conseil de ses instructeurs : En terrain inconnu, l’imagination est ta première alliée. Il ne comptait pas s’effondrer devant le premier orage venu — même si, pour être honnête, il n’avait jamais lu d’article sur des astéroïdes formant des tempêtes capables de déraciner la lumière elle-même.
Il lança la séquence d’atterrissage forcé. Toute l’astronautique de la NASA, apprise par cœur ou presque, défila : compenser l’angle de pénétration, surveiller la température du bouclier, prier pour qu’aucune pièce ne se détache… Un choc brutal secoua la capsule ; le sol semblait vivant, mouvant sous l’impact, avalant les pieds du module dans une boue sombre qui buvait la lumière. Ensuite, plus aucun bruit : même ses souffles paraissaient étouffés.
Noah, onze ans et demi, qui gardait encore sur sa combinaison la broche phosphorescente de sa sœur — « OSE ! » — hésita un court instant. Puis il ouvrit le sas, et laissa la brume nocturne l’envelopper.
À l’extérieur, la nuit avait des reflets bleus, violets, parfois verts. Tout respirait l’étrangeté. La végétation était absente, remplacée par des bosses indéfinies dont certaines pulsaient d’une faible luminescence, comme si ces collines gardaient secrets les rayons des étoiles disparues. Le sol sous ses bottes semblait gluant ; chaque pas laissait une empreinte noire… qui ne tardait pas à se transformer en miniature de Noah faite d’ombre, courant à côté de lui avant de s’évanouir dans le néant.
Un frisson parcourut Noah, non de froid mais d’excitation inquiète. Autour de lui, l’atmosphère vibrait — un murmure, d’abord lointain, puis tout près de son oreille :
« Avance, Noah. Mais, surtout, ne te retourne pas. »
Il faillit répliquer, pensant à un défaut acoustique dans son casque. Mais la phrase se répéta, accompagnée d’un souffle qui caressait sa joue sans traverser la visière. Noah mordit sa lèvre, résistant à l’envie de jeter un regard par-dessus son épaule.
Il avança, les sens en alerte. Chaque pas semblait éveiller la surface : des courbes liquides se formaient, projetant de petites ombres qui sautaient, se rassemblaient, puis s’étiraient. L’une d’elles ne disparut pas. Elle resta là, devant lui, oscillant à hauteur de genou, puis grandit jusqu’à atteindre sa taille. Lentement, elle prit consistance. Deux yeux jaune pâle s’allumèrent, une bouche devina un sourire élastique.
« Te voilà enfin ! » s’exclama la silhouette, sa voix résonnant comme deux notes de flûte dans la nuit silencieuse.
Noah recula, tendit la paume devant lui, prêt à argumenter science et logique face à… quoi, exactement ? « Je rêve, c’est ça ? Je suis en train d’halluciner, faute d’oxygène ? »
La créature éclata de rire, son corps d’ombre se tordant gentiment comme une étoffe dans le vent. « Les rêveurs ont toujours un train d’avance sur les explorateurs trop rationnels. Mais ici, rien n’est inventé : tout existe. Tout ce à quoi tu crois. »
Noah tenta de reprendre le dessus. « Qui… qu’es-tu ? »
L’ombre hésita, puis rétrécit avant de s’étendre à nouveau, changeant de forme à chaque inspiration.
« On m’appelle l’Ombre. Certains me voient comme un ami, d’autres comme un miroir. Parfois, je suis ta peur, parfois ton courage. Ici, je t’attendais. »
La voix n’était ni menaçante ni chaleureuse ; juste incroyablement vivante. Noah devina dans ce regard phosphorescent un mélange de défi et de camaraderie, comme lorsqu’on rencontre un rival sur le point d’offrir sa main.
La silhouette étira un bras translucide vers une pierre dressée, couverte de filaments lumineux formant des symboles étranges. En s’approchant, Noah reconnut, à sa grande surprise, des mots grecs, du morse, et — étrange hasard — une question gravée dans un langage graphique que sa sœur et lui utilisaient pour coder leurs trésors secrets d’enfants :
« Pour tracer la sortie, il faut d’abord dessiner sa peur sous les étoiles mortes. Si tu marches la tête dans les brumes, les astéroïdes danseront ton destin. »
Noah caressa la pierre. Les symboles s’animèrent, projetant au sol une cartographie mouvante de la voute céleste, où les constellations formaient parfois un poing, parfois une porte, ou un chemin serpentant jusqu’à l’horizon brumeux. Sous ses pieds, une nouvelle ombre se dessina, puis se redressa pour lui chuchoter à nouveau :
« Que préfères-tu, Noah ? Affronter la nuit avec ton imagination… ou te perdre à chercher des réponses impossibles ? »
Noah n’hésita pas longtemps. Il se redressa, regarda l’Ombre bien en face, et déclara avec un sourire fragile — mais indomptable : « Je choisis… d’inventer ma route. Mais tu viens avec moi. »
L’Ombre éclata de joie, se métamorphosant en arabesque lumineuse tout autour de son cou, puis reprenant une forme humanoïde presque rassurante. Elle s’inclina, la main sur son cœur comme un chevalier ancien.
« Tu auras besoin de mon aide. Mais je n’offre aucun chemin sans défi. La Planète des Ombres adore les jeux d’audace. Retiens ceci : seuls ceux qui osent transformer leurs ombres avancent vraiment ici. »
Au-dessus d’eux, les astéroïdes commencèrent à tourner brutalement, disséminant des éclats argentés sur la surface ténébreuse. Certains s’arrêtaient par instants pour former des points lumineux, dessinant un étrange labyrinthe qu’on voyait mieux les yeux mi-clos. Noah sentit le sol vibrer à chaque impact lointain, comme si la planète elle-même battait la mesure de son aventure à venir.
Un ultime moteur d’instinct le poussait désormais : il n’était plus question de se retourner — derrière, la lumière semblait disparaître après chacun de ses pas.
Noah jeta un dernier regard à la pierre énigmatique, puis posa sagement la main sur l’épaule de son ombre complice. Un souffle de vent incandescent les fit vaciller. Au loin, une multitude de sentiers commençaient à danser entre les astéroïdes, posant la première énigme d’une épopée où sa propre imagination serait le seul compas fiable…
Et sous le plafond d’astéroïdes bruissants, la voix de l’Ombre chuchota, railleuse mais sincère : « Courage, voyageur. Ici, on ne trouve que ce qu’on invente. »