
Chapitre 1 : La Prophétie de la Lanterne
Dans le halo doré vacillant d’une lanterne taillée dans le cristal volcanique, la silhouette de Tiago se dessinait, droite et immobile, sur le promontoire battu par les vents. On l’appelait le Chevalier du soleil, un titre qui, dans la bouche des anciens du village de Valombrune au pied du volcan, sonnait presque comme une légende propre à calmer les enfants à la tombée de la nuit. Mais Tiago, lui, gardait les yeux ouverts, chaque nuit, chaque brise sentant la cendre et les promesses d’ombres tapis.
De sa stature musclée et de ses gestes assurés, on aurait pu croire qu’il n’était jamais gagné par la peur. Pourtant, sous l’éclat du heaume poli, rien ne perçait de son regard, ni faille, ni triomphe. Il portait sur ses épaules le fardeau de la veille depuis la disparition de la sentinelle précédente – son mentor, dont le nom s’effaçait déjà des mémoires, mais pas du cœur de Tiago.
À ses côtés, Atol, son cheval au pelage noir taché de flammes brunes, arpentait nerveusement le sentier, museau frétillement de méfiance. C’était une créature remarquable, à la fois capricieuse et terriblement intuitive. Atol posait toujours un sabot prudent avant les autres, flairant l’air, inspectant chaque ombre mouvante ou chaque senteur insolite, comme s’il pressentait les malices tapies dans les entrailles de la montagne. Entre lui et son maître, un langage muet s’était construit – fait de regards, de frôlements de crinière, voire de ruades « discrètes » quand Tiago s’attardait trop près d’un précipice, absorbé par ses pensées.
Le support de la lanterne, forgé dans un alliage de roche fondue et de métal incandescent, enserrait la flamme par une base ornée de gravures anciennes. La moindre faille risquait d’offrir aux abîmes une ouverture vers la lumière du village. C’est pour cela qu’en contrebas, cachée derrière sa carriole bringuebalante couverte de suie et de croquis raturés, Saëra s’activait, lançant à Tiago un clin d’œil tout droit sorti de ses rêves d’inventions. Saëra était tout le contraire du chevalier : volubile, son esprit bouillonnait d’idées folles et d’audaces, rarement approuvées par les sages du village.
« Tu n’imagines pas tout ce que j’ai pu penser pour cette lanterne, Tiago ! La prochaine fois, si la lave remonte jusqu’ici, on l’entoure d’un anneau magmatique, elle résiste à tout, même aux orages de cendres ! »
Tiago la gratifia d’un sourire rapide – ou du moins, ce qui s’en approchait sur son visage taciturne.
« On va d’abord s’assurer qu’elle tienne cette nuit, Saëra. Le reste, c’est pour les histoires des forges. »
Elle répliqua d’un air faussement vexé, « Tu verras... un jour, tu me supplieras d’inventer une armure pour ton Atol ! »
Le cheval renâcla, et Saëra éclata de rire, posant ses outils.
La lune roulait déjà entre de rares nuages, trop pâle pour affronter la torche vénérable de la lanterne. Des crépitements secouèrent les entrailles de la montagne, écho familier de la vie souterraine du volcan. Mais cette nuit-là, la vibration portait autre chose – une tension sourde, percevant à fleur de roche une menace pressante.
Soudain, une secousse secoua violemment la plateforme. Les rochers chantèrent, la lanterne dansa dangereusement dans son socle, et Tiago se jeta contre le support pour la retenir. Atol rassembla ses forces, ruant contre un pan de pierre qui menaçait de basculer sur Saëra. La jeune forgeronne roula à temps, jetant un regard affolé à Tiago.
Une fissure violacée ouvrit la croûte brisée du promontoire. Dans un souffle chaud et saturé d’effluves soufrées, un bras de cendres se dressa, bientôt suivi d’un torse humanoïde tout entier tissé de flammes et de brume noire. Deux yeux de lave fixérent les trois compagnons.
— Détournez les regards, gronda la voix, rauque et ancienne. Seul le porteur du fardeau a le droit d’entendre mes mots.
Atol grogna farouchement, mais recula d’un pas, la crinière hérissée. Saëra, blême, se tapit derrière Tiago, pétrifiée d’une panique mêlée de curiosité coupable.
Tiago plissa les yeux, avançant d’un pas, la main crispée sur la garde de son épée, sans quitter la créature des yeux.
— Je suis Tiago, gardien de la lanterne. Pourquoi sors-tu de ton sommeil, esprit du volcan ?
L’entité s’inclina d’une lenteur funèbre. Les veines de feu parcourant ses bras pulsaient au rythme du magma profond.
— Jadis, j’étais le Gardien. Jadis, la Flamme pure brûlait d’elle-même, et la nuit tremblait devant elle. Mais la source s’amenuise. La lanterne vacille. Ce soir, la malédiction tombe à nouveau : le feu ancien meurt lentement, miné par l’oubli et la crainte. Bientôt, l’obscurité dévorera Valombrune... à moins que tu ne ravives la Flamme pure, cachée dans le sanctuaire du Cœurlave, avant la prochaine éclipse. »
Il y eut un silence où même les bruits du volcan semblèrent suspendus.
Tiago, crispé, osa : « Et si je refuse ? »
La créature se redressa de toute sa hauteur, tel le sommet du volcan dressé contre l’orage.
— Alors, tous tomberont. Les ombres déferleront, la lumière s’éteindra, et les noms des vivants ne seront plus que cendres portées au vent.
Saëra, dissimulée derrière la monture, souffla d’une voix blanchie d’effroi : « Mais... la lanterne ne peut-elle pas suffire, si on la renforce ? »
Les yeux de lave se tournèrent vers elle, brûlant d’un savoir millénaire.
— Aucun métal ne protège contre la peur. Seul celui qui ose traverser le Cœurlave et affronter sa propre obscurité peut ramener la Flamme. »
Atol piaffa, anxieux, tirant sur les rênes. Il savait, d’instinct, que là où son maître devrait aller, rien ne garantirait le retour.
Tiago baissa la tête, absorbant chaque mot. Derrière sa bravoure, une résolution froide, piquée d’une tristesse profond, sclérose ses traits. D’un geste, il promit silencieusement à la lanterne, à son mentor, et d’abord à lui-même, qu’il ne flancherait pas. Pas cette fois.
Levée contre le ciel, la lanterne sembla vaciller une dernière fois. Au loin, le village dormait, inconscient des ombres qui couvaient à la lueur mourante.
Le Chevalier du soleil serra la main de Saëra sur son épaule, la rassura d’un regard et, sans que nul ne le voie, laissa une larme perler sous son heaume.
— Prépare les plans, Saëra. Atol et moi descendrons dans le volcan avant la prochaine lune noire. Nous ramènerons la lumière… ou nous périrons en luttant.
La promesse vibrante du devoir, entremêlée d’une peur muette, ouvrit la voie à l’aventure. Une nuit nouvelle commençait – plus noire, plus dangereuse que toutes les précédentes, mais peut-être aussi, par l’éclat d’un cœur prêt au sacrifice, la seule capable de ramener l’aube.