
Chapitre 2 : Les Échecs du Gardien
Chapitre 2 : Le Damier des Secrets Effacés
Sous la voûte brumeuse, guidés par le chat qui ondulait entre les racines comme un funambule, Louis et le Maître d’échecs s’enfonçaient plus profondément dans l’écheveau du labyrinthe. Les haies s’épaississaient, par endroits sculptées de motifs évoquant des lettres perdues ou des silhouettes de livres à demi effacés. À mesure qu’ils progressaient, une rumeur s’élevait : paroles chuchotées par les murs, énumérations sans fin de titres de romans oubliés, de secrets jamais confiés, de noms effacés des mémoires du monde. Le moindre souffle de vent chariait des lambeaux de phrases : « La nuit du manuscrit invisible… », « Le codex qui ne voulait pas être lu… », « Une bibliothèque, mille portes… »
— Tu entends ça ? demanda Louis, tête levée vers la ramure.
— Des obsessions d’encre, commenta le chat, ses moustaches frémissant avec un air de blasé. Ici, ce sont les histoires qui cherchent leur lecteur, pas l’inverse.
Le Maître d’échecs, quant à lui, marchait lentement, ses doigts tremblotants pianotant sur la canne qu’il venait d’exhumer de nulle part. À chaque croisement, il posait la main sur le bras de Louis, s’arrêtait, fermait les yeux, murmurait des noms de pièces d’échecs ou de coups mémorables.
— Parfois, expliqua-t-il d’un ton las mais habité, la mémoire revient en diagonale, comme le fou. L’important, c’est de ne pas perdre la Reine.
Au gré de leur avancée, les passages se faisaient plus capricieux : sol mouvant, haies refermées, impasses qui n’étaient là que pour quelques secondes avant de se dissoudre, remplacées par de nouvelles avenues de verdure. Quelques fois, la brume se dissipait brièvement pour révéler des statues de lecteurs anonymes, chacun tenant un livre fermé, le visage rongé par l’oubli.
Soudain, au détour d’une allée qui semblait absorber la lumière, le trio déboucha sur un espace monumental : un vaste damier noir et blanc, incrusté dans la pierre, s’étendait devant eux. Les cases, larges comme des dalles de caveau, luisaient d’un éclat malsain. À chaque bord, des pièces d’échecs surdimensionnées – tour, cavalier, reine – attendaient, figées.
Louis s’immobilisa, captant un froid mordant dans l’air.
— On dirait… un piège de conte, lâcha-t-il, son instinct en alerte.
Le chat dressa l’oreille : — J’ai vu des chats fous rater leur vie pour moins que ça. Attention où tu mets les pieds, détective.
Un éclat de rire métallique surgit derrière eux. Surgi de l’ombre, une silhouette haute et drapée apparut, visage masqué de fer, voix grinçante :
— Bienvenue, voyageurs imprudents. Le temps du hasard est révolu. Ici, seul le vrai joueur avance.
Le Gardien des reliques, d’un geste lent, fit apparaître entre ses mains un manuscrit déchiré — les pages, soufflées par une brise invisible, chuchotaient en voltigeant. Il fixa Louis – ou plutôt, son regard semblait traverser chacun d’eux, comme s’il voyait plus loin encore que leur peau et leurs souvenirs.
— Voilà votre défi : une énigme pour révéler qui, du hasard ou de la mémoire, mérite de passer…
Du bout de sa canne, il traça une ombre sur le damier, révélant une phrase qui se grava, flamboyante :
« Si la tour atteint la fin sans être capturée, que protège-t-elle exactement au centre du jeu ? »
Un silence tendu s’étira. Au loin, Louis crut percevoir le souffle de la brume, les chuchotis des haies suspendus.
Louis observa, cherchant la logique au-delà de la grille. Que protégeait la tour ? Il songea à l’échiquier, aux livres, au centre du jeu…
Le Maître d’échecs fronça les sourcils : — La tour sert la mémoire des lignes droites, la défense des angles morts. Si elle arrive intacte au bout, ce n’est ni le roi ni la reine qu’elle protège… c’est la vérité du jeu lui-même.
— Trop abstrait, ronchonna le chat, qui s’asseyait précautionneusement sur une case blanche. Et si la tour était un lecteur ? Et si ce qu’elle défendait, c’était… l’histoire qu’on refuse d’oublier ?
À peine eut-il parlé qu’une case noire, quelques pas plus loin, se déroba, engloutissant la moitié d’une pièce de fou.
Le Gardien, impassible, se pencha : — Une seule mauvaise réponse, et le damier se démonte. Alors, qui veille sur quoi ?
Louis souffla, reprenant la méthode que lui enseignait son mentor dans ses propres enquêtes : chaque élément du décor importait. Ici, les haies parlaient de livres disparus, de secrets effacés, de mémoire qui flanche — et la tour, avancée au centre, c’était comme tendre la main vers un souvenir essentiel.
— Ce que la tour protège, au centre du jeu, c’est ce qui reste après toutes les parties perdues… c’est l’histoire elle-même, fit-il, hésitant.
La silhouette du Gardien frémit : — Précise.
Le Maître d’échecs se pencha vers lui, souffle court, le regard embué de larmes :
— C’est la mémoire des parties ! Le cœur du jeu, c’est la mémoire de tout ce qu’on a joué, perdu, appris. Si la tour survit, alors aucun oubli n’est total.
Au moment où il prononça ces mots, le chat se faufila entre les jambes du Gardien et, d’un bond aussi irrévérencieux qu’agile, donna un coup de griffe à la pièce de Reine qui trônait un peu trop fièrement sur l’une des cases centrales. Celle-ci, surprise, glissa d’un quart de tour. Le visage du Gardien se crispa, troublé ; un tremblement parcourut le damier entier.
Louis, profitant de la confusion, lança :
— Ce que la tour protège, c’est la Bibliothèque cachée. Le centre du Jeu, ce n’est ni un roi ni une reine : c’est le souvenir que tout livre existe tant qu’un joueur – ou un lecteur – avance sans peur jusqu’au bout.
Un éclat de lumière fendit le quadrillage : les cases, une à une, virèrent du noir et blanc à une teinte dorée. Un pan de mur, jusque-là invisible, pivota dans un grondement antique, libérant, dans une brume opaline, un passage en spirale menant vers les profondeurs encore secrètes du labyrinthe.
Le Gardien les fixa, impassible, puis sa voix se fit lointaine :
— N’oubliez pas… chaque victoire ici renouvelle la menace de l’oubli ailleurs. Avancez. Mais gardez l’œil — et la mémoire — ouverts.
Dès qu’il eut disparu, le chat trotta vers l’ouverture, d’une élégance nonchalante, mais son regard s’était durci, plus attentif que jamais.
— Bon, mon cher détective, siffla-t-il, tu es peut-être plus futé que la dernière Reine perdue dans ce fouillis, mais je te parie ma dernière moustache que le prochain couloir saura nous rendre chèvre. À moins que tu n’aies, comme moi, une vie de rechange ?
Louis esquissa un sourire, son esprit vibrant d’excitation teintée d’appréhension. Le Maître d’échecs posa une main lourde sur son épaule, et dans ses yeux gris, une flamme nouvelle semblait danser…
Sans attendre, ils franchirent le seuil ouvert, laissant derrière eux l’échiquier fissuré, et devant, un escalier spiralé où chaque marche semblait faite d’encre solidifiée. Les murmures des haies s’estompèrent : un nouveau territoire de mystères, de pièges facétieux et de souvenirs égarés les attendait, tandis qu’au loin l’écho du Gardien murmurait encore : « Ici, tout ce qu’on oublie attend d’être retrouvé… »