
Chapitre 5 : Le Souffle du Portail
Chapitre 5 : L’Aube du Vent Ancien
Quand ils atteignirent enfin le sommet, le monde s’était habillé d’une splendeur nouvelle : l’aube fendait la nuit en rubans de cuivre et de turquoise, les nuages ensanglantés d’électricité faisaient frémir l’air comme la chatte de Velk devant un plat de poisson. Au centre du plateau, le Portail du Vent Ancien se dressait, cercle monumental de pierre blanche ciselé de runes vibrantes. À ses pieds, l’autel semblait attendre depuis mille ans que quelqu’un ose y reposer l’espoir du monde – ou au moins ses morceaux.
Lyam haleta, cœur tambourinant comme un tam-tam sous les orages. Encore une marche. Encore un pas. Il s’arrêta, caressa distraitement la tête de Velk, dont les poils hérissés traduisaient aussi bien la tension que l’excitation fébrile. Le Nomade, bâton à la main, fermait la marche. Dans sa barbe jeune tremblait l’ombre d’un sourire : « On y est, chasseur de tempêtes. N’oublie pas : c’est parfois au seuil qu’on a le plus peur de franchir la porte. »
Derrière eux, les nuées s’écartaient à grand-peine, comme si le ciel hésitait encore à laisser la lumière couvrir la montagne. Et sur une corniche, solitaire et silencieux, le Roi les observait. Nulle arrogance, nulle menace. Juste ce regard d’homme qui a connu tous les naufrages et qui attend de voir si l’enfant aura la force qu’il n’a pas eue.
Lyam posa les trois fragments sur l’autel : la Pierre, lourde de tous les souvenirs nécessaires pour avancer ; le Vent, insaisissable, enroulant sa plume comme un serment ; enfin la Lumière, minuscule soleil prêt à se répandre. Aussitôt, le Portail frémit. Runes et spirales lumineuses s’enroulèrent, traçant des arabesques dans l’air, jusqu’à former une spirale nuageuse qui montait infiniment haut, aspirant toutes les couleurs de l’aube.
Mais rien d’autre ne se produisit. Pas de souffle, pas de magie tonitruante. Lyam sentit le doute mordre là où l’espoir grandissait. Et si tout s’arrêtait là ? Si la montagne restait muette à jamais ?
Velk aboya, trois fois, net, comme une note de tambour. Puis il bondit sur l’autel, renifla chaque fragment, tourna en rond – avant de s’assoir théâtralement et de bomber le poitrail. « Faut leur montrer qui commande, hein ? » semblèrent dire ses yeux brillants. Le Nomade s’approcha, posa le bout de son bâton dans la terre et entonna une mélopée perdue, dont les sons se balançaient entre le chant du vent et le grincement d’une vieille girouette – une chanson assez ancienne pour troubler même les pierres.
Les sons peinaient à s’agencer. Le Portail vibra, cligna, puis…rien. Lyam ferma les yeux, sentant sa gorge nouée. Il y avait là tout ce qu’il avait de plus précieux – amis, souvenirs, rêves. Et pourtant, il sentait encore… la peur. La peur du vide, de décevoir, d’être trop petit dans ce grand théâtre de tempêtes. Il comprit que le Portail attendait non pas du courage sans faille, mais la vérité simple de ceux qui osent dire « j’ai peur », et marchent quand même.
« J’ai peur, » murmura-t-il enfin, sentant la voix monter en lui comme une prière un peu fébrile. « J’ai peur de ne pas être digne, de tout perdre à forcer la montagne… » Il inspira, sentit la serre chaude de Velk contre sa paume. « Mais je veux croire que l’on peut transformer cette peur. Je veux croire à la force de ceux qui avancent même les genoux qui claquent, qui rêvent quand tout dit d’abandonner. »
À ces mots, une vibration traversa le portail, le souffle de la montagne s’accordant à celui des trois compagnons. Velk aboya à nouveau, puis, comme soulevé par une bourrasque amusée, il bondit haut dans la spirale de lumière. Le Nomade, yeux clos, laissa le vent porter sa voix. Les mots devinrent des notes, les notes devinrent tourbillon, la mélopée enfla, entoura Lyam comme une écharpe chaude.
Lyam ouvrit grand les bras : « Que le vent retrouve sa voix. Que les montagnes accueillent l’imagination de ceux qui osent ! »
C’est alors que le Portail s’illumina d’un feu neuf. Une bourrasque crépita, passant de la caresse au tumulte, bousculant tous les doutes, emportant peurs et tristesse dans un maelström éclatant. Le vent bondissait sur les pentes, réveillait racines, torrents, fougères endormies. Sur les flancs de la montagne, l’herbe reprit couleur, les mousses scintillèrent, les torrents dévalèrent à nouveau en rire liquide, et partout des bourgeons éclatèrent, galvanisés par l’énergie nouvelle.
La tempête chantait – non plus pour briser, mais pour ressusciter. Il y avait dans le vent la fougue de l’enfance retrouvée, des histoires qu’on croyait perdues, et l’éclair du courage qui sait douter.
Sur la corniche, le Roi, debout, ferme sa cape comme pour saluer le retour de l’inattendu. Il s’approche lentement, dépose devant Lyam un morceau d’étoffe azur frappé de la marque des chasseurs de tempêtes. « Tu as fait ce que personne n’a osé depuis des générations. La montagne t’appartient – non parce que tu la commandes, mais parce que tu sais écouter. »
Lyam hésita à recevoir la cape, puis la passa. Elle lui allait… à peu près. Velk, ravi, bondit en lui donnant un coup d’épaule qui faillit le faire tomber dans l’herbe humide.
Le Roi s’agenouilla auprès de Velk et du Nomade : « Pardonne à ceux qui ont cru que protéger, c’était interdire de rêver. Toi, Lyam, montre au monde qu’on peut laisser souffler le vent et garder vivants les souvenirs. » Sa voix se brisa. Mais il sourit, ridé d’humilité.
Le soleil jaillit enfin, ouvrant l’horizon jusqu’aux plus lointaines crêtes. Le Portail palpitait encore, promesse d’autres mondes, d’aventures insoupçonnées. Le Nomade glissa à Lyam : « Ce n’est qu’un début. Aujourd’hui, la montagne a retrouvé sa légende. Mais, chasseur de tempêtes, ce sont les histoires que tu inventeras demain qui feront renaître le monde. »
Lyam contempla alors ses deux compagnons—Velk secouant la rosée de son pelage, le Nomade retroussant un coin de cape d’un air goguenard. Puis il leva les yeux vers le portail, et sentit qu’au fond, le véritable pouvoir n’était ni d’invoquer le vent, ni d’affronter les rois, mais d’imaginer plus grand que sa peur, et de croire qu’ensemble, on pouvait transformer le monde.
D’un même pas, joyeux, maladroit, inarrêtables, ils s’engagèrent vers la spirale de lumière, la montagne réinventée sous leurs pieds, le vent riant à gorge déployée. Et au loin, dans le sillage de leur courage, d’autres aubes étaient déjà en train de naître.