
Chapitre 3 : Les Racines du Gel et l’Invention des Chemins
Chapitre 3 : Le Labyrinthe des Racines et l’Arbre-Cœur
Le soleil, pâle disque orange, luttait pour percer l’épaisse brume polaire lorsqu’Idris, Mammouth et l’Esprit de l’arbre atteignirent le Bois des Lumières. La forêt s’étendait devant eux comme une armée endormie : des troncs pétrifiés, couverts de givre scintillant, dressaient leurs bras immobiles vers le ciel. Un silence étonnant régnait, assourdissant, seulement troublé par le craquement lointain de la glace ou le soupir discret d’un vent chargé de souvenirs. Chaque arbre semblait abriter en son cœur une minuscule étoile glacée, palpitant faiblement.
Mammouth renifla l’air, ses oreilles laineuses tremblant : « On dirait la tanière d’un lynx… mais sans la moindre souris pour s’amuser. Où sont passés les oiseaux, les rennes, les farfadets du givre ? »
L’Esprit de l’arbre s’arrêta près d’un vieux bouleau dont l’écorce était parcourue de veines argentées. Il posa une racine sur le tronc et resta un long moment silencieux. « La forêt a faim… de rêves, de voix, de récits vrais. Le pouvoir de l’amulette, dispersé ici, a figé tout l’espoir. Si nous n’agissons pas vite, elle entrera dans le grand oubli. »
Idris, le regard pétillant malgré la tension, observa longuement les arbres. Sur certains, des formes étranges apparaissaient dans la glace : une main d’enfant, un sabre stylisé, la trompe d’un mammouth miniature. « Vous croyez que… cette forêt reconnaît ceux qui marchent ici ? Comme si elle voulait se souvenir de quelque chose, mais qu’elle avait tout oublié… »
« Ou qu’on lui a volé les histoires dont elle était faite, » ajouta doucement l’Esprit.
Ils s’engagèrent dans le bois. Très vite, le chemin devint trouble : des racines s’enchevêtraient comme autant de serpents gelés, bloquant les sentiers ou les recomposant au gré du vent. Aucun animal. Pas même un souffle d’oiseau…
Après une dizaine de pas, Mammouth trébucha contre une souche arrachée. « Ça commence à m’agacer ! Si on fonçait tout droit, en labrador fou, peut-être qu’on arriverait plus vite au bout de ce labyrinthe de racines ? »
« Attends. Ce n’est pas une épreuve de force, » trancha l’Esprit. « Ici, la patience compte autant que le courage. Chaque racine retient une histoire passée… Seuls les récits vrais réveilleront la lumière. »
Idris s’accroupit, caressant du bout du doigt le givre sur l’écorce. Puis, avec la pointe de son sabre d’entraînement, il grava quelques mots :
"Sur la banquise mouvante où chantent les phoques,
Un mammouth et moi cherchions la voie des lucioles."
À peine la dernière rime tracée, une pulsation parcourut l’arbre. De microscopiques feux-follets se frayèrent un chemin dans la sève figée et, face au trio, une trouée apparut entre deux troncs, éclairée d’une douce phosphorescence.
« Ha ! Idris-poète, deux, Racines, zéro ! » s’exclama Mammouth, hilare.
Mais bien vite, la forêt devint rusée : à chaque nouveau carrefour, elle posait un défi, murmurant dans sa voix de feuilles gelées :
« Qui es-tu, étrange voyageur, que viens-tu raconter ici ? »
Mammouth, impatient, tenta une approche plus directe. Adoptant sa pose la plus prestigieuse, il déclama avec entrain :
"Par trois fois j’ai sauvé un campement assiégé,
En une nuit, j’ai mangé mille baies…"
À peine avait-il terminé que la lumière s’éteignit. La sente disparut et, sans comprendre, le groupe se retrouva… exactement à l’entrée du labyrinthe. Mammouth protesta : « C’est impossible… Je suis sûr d’avoir dit vrai ! Enfin… presque. »
Idris lança un regard amusé : « Peut-être que la forêt n’aime pas les exagérations, surtout celles sur l’estomac. On va devoir trouver autre chose. »
L’Esprit de l’arbre proposa alors : « Écoutons aussi ce que la forêt veut nous rappeler. Chaque racine abrite un souvenir. Combine la vérité d’une histoire au chant du bois, Idris. »
Idris hoche la tête, pensif. Il s’assit sur une immense racine, ferma les yeux, puis improvisa :
"Nous étions trois, porteurs d’un souffle glacé,
Perdus sous les cimes où l’espoir parait mort.
Mais ensemble, nous avons transformé la peur en un chant,
Qui rallume, même au cœur du froid, la mémoire des anciens."
Cette fois, non seulement l’arbre voisin s’illumina, mais la lumière se propagea d’un tronc à l’autre : des fragments de souvenirs – silhouettes de guerriers, ombre d’une forêt bien vivante, éclat d’enfants jouant dans la neige – surgirent et s’entrelacèrent dans l’air, formant une sorte de fresque mouvante.
Mammouth, fasciné, ajouta : « J’avais si peur d’être oublié, mais je préfère mille fois inventer notre chemin avec vous que de foncer seul ! »
L’Esprit, humble, offrit à son tour un fragment secret : « J’ai vu tomber mes frères arbres, un par un, et je porte leur souvenir. Aujourd’hui, je me souviens grâce à vous que chaque nouvelle histoire peut donner des racines à la forêt. »
La reconnaissance de la forêt grandit. Les arbres, réveillés par la sincérité et la créativité, s’écartèrent peu à peu. Soudain, au détour d’un sentier, une immense clairière circulaire se découvrit. En son centre trônait l’Arbre-Cœur. Il se dressait, majestueux, couronné d’aiguilles de givre bleu, son tronc immense encapsulant, bien visible dans la transparence du gel, le second éclat de l’amulette : une goutte pure suspendue, entourée de filaments qui pulsaient faiblement.
Mais alors qu’Idris s’avançait, une rumeur glaçante s’éleva. Depuis les fourrés, le Contrebandier jaillit, flanqué de son traîneau mécanique hérissé de pics. Il lança, d’un ton dédaigneux :
« Vous croyiez que l’imagination suffirait à vous protéger ? Ce bois a gardé sa magie pour ceux qui savent la dominer, pas la partager ! »
Il déversa au sol une poignée de cendres cristallisées : d’un seul mouvement, elles enflammèrent l’air d’un feu de glace, bleuté et vorace, qui serpenta vers l’Arbre-Cœur pour atteindre le fragment avant eux.
Mammouth hésita une demi-seconde, puis, murmurant « Pour la solidarité… et les troncs gelés ! », il s’interposa, soulevant un nuage de neige pour retarder la progression du feu.
Idris serra les poings, acculé. L’Esprit ferma les yeux et, de toutes ses branches, transmit à Idris : « Ce bois ne s’ouvre qu’à l’inventivité pure. Oublie le labyrinthe, crée ton propre chemin jusqu’à l’éclat. »
Brusquement, Idris se mit à danser. Mêlant gestes de katas samouraïs, pirouettes empruntées à l’imprimerie des phoques et mouvements nés de l’observation des branches, il grava ses pas dans la neige et l’écorce, traçant une fresque mouvante sous les pieds. Il récitait à voix mi-haute :
"Que la mémoire reprenne racine,
Que la lumière relie nos mains,
Par le chant, le trait, la danse,
Ouvre-toi, clairière de demain !"
La forêt, émue, fit vibrer l’air. Les arbres se penchèrent, abritant Idris du feu de glace. Sous le poids de sa danse et de ses mots, la gangue de gel du fragment se fendilla, libérant une onde de lumière qui repoussa la vague froide du contrebandier.
Pris au dépourvu, ce dernier tenta d’attraper l’éclat. Mais à ce moment-là, Mammouth bondit dans un dernier effort et, d’un puissant coup de trompe, fit dérailler le traîneau. Le contrebandier, furieux, jeta un regard noir :
« Vous n’en avez pas fini avec moi ! Je récupèrerai ce qui m’est dû ! »
Puis il disparut dans un nuage de poudreuse noire, laissant derrière lui une forêt dont la lumière, doucement, recommençait à multiplier les reflets dans chacun de ses arbres.
Idris, haletant, recueillit le fragment, désormais vibrant dans sa paume. L’Esprit de l’arbre posa une branche douce sur son épaule.
« La création, la mémoire, l’audace… Voilà la vraie magie. »
Mammouth, encore tout frissonnant, fit claquer sa trompe : « J’espère que le prochain défi sera un concours de sieste ! Rien ne vaut une bonne histoire pour réveiller les miracles. »
La clairière s’agrandit, inondée de lumière boréale. Les animaux, en timides éclaireurs, réapparurent sur les lisières. Et dans le vent revenu, Idris sentit pour la première fois que la forêt aussi écoutait, prête, pour la suite, à s’enraciner dans d’autres récits inventés…
Mais au loin, au-delà du Bois des Lumières, une tempête de miroirs gelés grondait déjà – annonçant l’épreuve la plus intime de leur quête.