
Chapitre 1 : Les statues murmurantes du Jardin des Brumes
Chapitre 1 : L’appel du grimoire et la brume du jardin
La pluie martelait doucement la lucarne d’un grenier encombré de souvenirs. Sur le vieux parquet, parmi les cartons d’albums et les bibelots de familles égarés, Arthur feuilletait le grimoire rafistolé que sa grand-mère lui avait laissé. Le livre, relié de cuir fatigué et résonnant d’une odeur de terre humide et d’épices oubliées, gardait jalousement ses secrets. Ce soir-là, entre deux pages gondolées, ses doigts butèrent contre une épaisse enveloppe couleur d’ivoire, scellée par la cire rouge d’un cachet écaillé. Sur la face, une écriture fine dessinait clairement : « À celui qui n’a pas peur des reflets. »
Intrigué, Arthur écarta une mèche de ses cheveux bruns et déchira avec soin la cire. À l’intérieur, un feuillet jaune dévoilait une série de symboles, d’arabesques désordonnées et, surtout, un texte codé :
« Prends la route que seule la brume connaît,
je t’attends où les statues regrettent de rêver.
Cherche l’âme perdue, cherche ton reflet :
C’est le miroir qui saura libérer. »
Un mince sourire étira les lèvres du jeune détective. Ce genre de défi éveillait son esprit méthodique, mais ce fut surtout la signature : une minuscule statuette dessinée en bas de page, un œil barré d’une étoile, qui raviva en lui le souvenir des contes étranges que lui soufflait sa grand-mère les soirs d’orage. Il sentit la fascination soudain se mêler à une crainte dissimulée.
Moins d’une heure plus tard, une lampe de poche, un carnet, une loupe et le grimoire formèrent l’attirail hétéroclite qu’il glissa dans son sac. Il tomba nez à nez avec son reflet dans la glace du vestibule, où il hésita en ajustant son col – ses amis l’auraient traité de fou. Mais l’habitude d’affronter l’inconnu avec calme finit par triompher. Arthur s’élança à travers la ville endormie, tandis la rumeur du tonnerre s’éloignait.
À la lisière de la cité, un portail de fer forgé grinçait, semi-ouvert sur ce que la rumeur nommait « le Jardin des Statues Mystiques ». Le terrain, perdu dans un entrelacs de haies, baignait dans une brume laiteuse. Les hautes statues dressées çà et là semblaient s’effacer avant de réapparaître parmi les arbres. Un frisson d’appréhension piqua la nuque d’Arthur, mais l’appel de la curiosité, lui, fut plus fort encore.
Ses pas feutrés crissèrent dans les gravillons humides de l’allée principale. À mesure qu’il progressait, la sensation d’être observé s’intensifiait. Une statue d’homme penché sur un livre ciselé – le regard sourcilleux, presque réprobateur – devint sa première compagne de route. Puis, entre deux silhouettes de pierre parées de mousses, un murmure effleurant le vent troubla son avancée.
— « Cherche ton reflet pour briser la prison… »
Arthur, persuadé d’avoir rêvé, balaya le brouillard du faisceau de sa lampe. Rien sinon le tremblement des feuilles.
Tout à coup, un raclement sec – suivi d’un éternuement presque extravagant – détourna son attention :
— Hé, tu comptes me viser les yeux longtemps avec ta torche, ou tu as peur du noir ?
Sur un muret voisin, l’air faussement désinvolte, un adolescent aux cheveux blonds mal peignés, enveloppé dans un imperméable trop grand, observait Arthur avec un sourire amusé. Une sorte de badge en forme de dé à dix faces pendait à son sac-à-dos.
— T’es qui, toi ? demanda Arthur, méfiant mais déjà intrigué.
— Élie. Spécialité : démêler les énigmes quand ça coince les cerveaux normaux. Et, visiblement, toi aussi, t’as reçu l’invitation pour cette charmante garden-party nocturne.
Élie tira de la poche de son manteau une copie chiffonnée de la même lettre codée. Il lut, faussement cérémonieux :
— « À celui qui n’a pas peur des reflets. » J’avoue, avec une telle accroche, j’étais obligé de venir. T’as repéré qu’il manque une statue, là-bas ?
Arthur suivit la direction indiquée. Effectivement, un socle vide, strié de liserons desséchés, laissait deviner l’empreinte d’une présence disparue. Au sol, entre galets et feuilles mortes, quelque chose brillait faiblement : un médaillon de cuivre, orné en son centre d’un motif de miroir brisé. Il le ramassa, inspectant méticuleusement la gravure. Une inscription miniature y jouait l’ombre et la lumière :
— Regarde, murmura Arthur à Élie. On dirait… une formule, ou du moins une indication : « Celui qui n’a pas de reflet garde la clé. »
Avant qu’ils n’aient le temps d’émettre des hypothèses, le regard d’Arthur fut attiré vers un pilier moussu. Là, dans l’ombre, une silhouette se découpait étoile dans la brume : un chat au pelage noir, yeux violets étincelants tel un bijou. Il les fixait, impassible, la queue battant l’air comme un métronome céleste.
— Tu vois ce matou ? marmonna Élie. J’ai l’impression qu’il nous jauge. Sûr que si ce jardin est hanté, c’est lui le chef.
Le miroir brisé, les statues à la moue grave, la brume qui épousait les formes du jardin : chaque élément semblait tisser un piège subtil. Soudain, Arthur crut voir—juste l’espace d’un battement de cil—la statue du lecteur tourner légèrement la tête, comme pour suivre leur discussion. Il fronça les sourcils : simple illusion, ou était-ce bien plus ?
— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, grogna-t-il. On dirait que le jardin… écoute.
Un autre murmure se glissa sous l’arche boisée d’un tilleul centenaire, cette fois plus clair :
— « Trouve le miroir maudit. Il n’y aura pas de retour sans reflet. »
Élie jeta un coup d’œil circulaire, affectant un détachement bravache, mais ses doigts trituraient nerveusement le bord de sa manche.
— Bon, Sherlock, fit-il en s’adressant à Arthur. À deux, on a peut-être plus de chances d’éviter de finir transformés en bibelots de pierre. On commence par déchiffrer ce médaillon ?
Un grondement sourd résonna, lointain, depuis le labyrinthe de haies. Le chat, sans bruit, s’était rapproché, ses yeux se plantant un à un dans les leurs. Il agita sa patte, griffes rentrées, et gratta le sol près du socle vide, comme pour leur indiquer une piste.
— Il veut qu’on regarde ici, devina Arthur, sa curiosité chassant ses doutes. Tu viens ?
Tous deux se penchèrent. Sous la terre meuble, une dalle encastrée portait à son tour un motif de miroir fracturé, mais aussi d’anciennes runes recouvertes par la mousse.
La nuit semblait retenir son souffle tandis qu’Arthur, Élie et le mystérieux chat noir sentaient s’ouvrir devant eux plus qu’un jardin : un dédale de secrets où, déjà, les statues avaient changé de place. Était-ce un piège, ou l’entrée vers la vérité ?
Sans attendre, Élie tira un carnet de sa poche. — Alors, prêt pour une bonne dose de casse-tête, détective ?
Arthur glissa dans sa voix une assurance qu’il ne ressentait pas tout à fait.
— Si le miroir maudit attend de l’autre côté, il a intérêt à bien se cacher. Parce que moi, Arthur, je suis venu chercher des réponses.
Tout près, le chat noir laissa échapper un miaulement qui semblait plus ricaner que prévenir. Derrière eux, la brume se refermait silencieusement sur l’entrée du jardin, scellant à jamais leur retour en arrière.