
Chapitre 4 : La Clé de l’Imagination
Chapitre 4 : Quand Une Étoile naît d’un Rêve
Le silence pesait sur le désert lunaire, coupé seulement par le souffle rauque de l’Ogre qui attendait, massif, bras croisés, le défi d’Ilyanna et de ses compagnons. Tout, autour d’eux, semblait retenir sa lueur, comme si la Lune se recroquevillait dans un dernier sursaut d’ombre avant le grand effacement. Même la poussière d’étoile, pourtant si vive quelques minutes plus tôt, valsait moins hardiment dans la fiole, comme si elle pressentait la gravité de l’instant.
Noctis fut le premier à rompre ce silence. Il pianotait nerveusement sur son lanceur de sorts, triturant des billes phosphorescentes, lançant dans l’air des diagrammes holographiques tour à tour zébrés de jaune ou d’émeraude.
— Peut-être qu’en inversant la courbe de diffraction… Ou en amplifiant la résonance photonique des cristaux résiduels…
Il s’interrompit, accablé. Les images de spectres de lumière, projetées devant lui, retombaient aussitôt dans l’obscurité. Rien ne naissait. À chaque tentative, l’Ogre hochait la tête, à la fois amusé et déçu, comme un critique blasé devant un feu d’artifice trop sage.
Vell, lui, s’était éloigné d’une dizaine de pas. Il observait le ciel lunaire d’un air pensif, les bras serrés autour de son torse élancé. Il avait perdu sa verve habituelle, et même ses motifs colorés semblaient s’être fanés, absorbant la grisaille ambiante. Ilyanna remarqua que ses trois yeux brillaient moins fort, comme si la multicolore diplomatie du clan Noctule avait perdu tout ressort devant le défi de l’Ogre.
— Ce n’est pas une bête énigme ou une devinette farfelue qui va nous sauver, marmonna-t-il. Sur Noctula, on disait que l’impossible se plie à ceux qui osent assez fort. Mais je n’ai jamais essayé de faire naître une étoile du vide…
Ilyanna resta silencieuse, savourant le tremblement dans ses mains, le picotement subtil de la poussière dans sa fiole. Elle pensa à l’assemblée d’enfants sous le dôme, au regard lourd de la doyenne, à toutes les fois où ses rêves n’avaient existé que pour elle seule. Si une étoile devait naître ici, ce ne serait sûrement pas avec des équations ou en récitant des mantras extraterrestres – il faudrait s’abandonner à l’inconnu, là où la logique s’arrête. Mais comment convaincre ses amis, et surtout… elle-même ?
— On n’a pas le droit de renoncer ! souffla-t-elle soudain, plus fort qu’elle ne l’avait voulu. Sur la Lune, tout commence par une ombre. Mais si… si on essayait, juste… de croire ?
Vell la regarda, intrigué. Noctis, lui, haussa un sourcil inquiet.
— Croire ? demanda-t-il. Tu veux dire… sans formule, ni artefact, ni technique scientifique ?
Ilyanna, sentant son cœur battre la chamade, secoua la tête.
— Pas sans technique ni science, Noctis. Avec ce qu’on est. Ce qu’on sait faire. Ce qu’on rêve. Et ce que tu fais, toi, et toi aussi, Vell. Tu disais tout à l’heure que sur Noctula, une étoile n’existe que si quelqu’un croit en elle…
Vell cligna des trois yeux, soudain piqué de curiosité :
— Ma grand-mère répétait ça, c’est vrai. Elle disait aussi qu’une étoile se façonne parfois avec la voix, ou en sculptant les brumes du crépuscule. Je pensais que c’était surtout pour m’endormir…
— Alors faisons pareils, insista Ilyanna, animée d’une flamme nouvelle. Moi, je peux essayer d’imaginer, de composer une étoile. Noctis, tu peux guider la poussière d’étoile, orienter son énergie. Et Vell, toi… tu pourrais dire un de tes poèmes noctuliens, ou…
— …ou déjeuner sur une quinte de rimes intergalactiques, acheva Vell, soudain ragaillardi. Excellente idée, rêveuse ! J’ai quelques vers un peu fous, hérités de la nuit des temps. Attention, ils sont contagieux…
L’Ogre, curieux devant leur conciliabule, gronda :
— Avez-vous fini vos piaillements ? Le temps de l’ombre approche…
— Justement, honorable Mange-Lumière, répondit Vell en s’inclinant. Si tu veux une étoile nouvelle, alors assieds-toi. Nous allons t’en façonner une rien que pour toi… et pour la Lune entière, si elle ouvre grand les yeux !
Ils se serrèrent en cercle, assis sur la poussière grise. Noctis régla son bâton pour projeter une spirale ovoïde de lumière douce, qui attira aussitôt la poussière hors de la fiole. Les filaments d’argent se mirent à tournoyer autour d’eux, ondulant dans l’air glacé, comme des lucioles à la recherche d’un abri.
Ilyanna ferma les yeux. Elle pensa fort, de toutes ses forces, à ce qu’elle aimerait voir naître : une étoile mouvante, changeant de couleurs selon l’humeur et les rêves de ceux qui la contemplent, une étoile qui tiendrait à la fois de la flamme et du sourire d’un enfant, une étoile qui n’a peur de rien – ni du noir, ni de la solitude, ni même des Ogres. D’une voix faible, elle commença à murmurer :
« Dans la brume grise où naissent les songes,
Qu’un éclat d’espoir vienne faire front,
Tisse, poussière, le fil du mensonge
Qui devient lumière lorsqu’on l’affronte.
Naît, étoile inconnue, du souffle et du rêve… »
Vell prit le relais, lançant des mots éclatés dans sa langue natale, qui ressemblaient à de petits carillons ou à des gouttes de pluie sur une verrière :
« Sucrelune, danserêve, Ahra-tin !
Fégimok brilla dans la nuit sans fin…
S’il faut imaginer le feu, le voilà !
L’étoile naît —
Luit et éclate, Ogha ! »
La poussière réagit alors – vaporeuse et palpitante. En prise avec le lanceur de sorts de Noctis, chaque ondoiement prenait couleur : bleu filant, orangé pétillant, zébrures indigo, corolle verte, traînées d’or et de violet. Noctis marmonna en cadence une formule, accélérant la valse des particules qui semblaient s’assembler, se disperser, puis se réunir à nouveau autour d’eux.
— Encore, encouragea-t-il, c’est comme accorder une guitare invisible ! Continuez, faites-lui croire qu’elle est réelle !
Ilyanna plongea dans ses souvenirs et ses espoirs : la sensation d’une première amitié, la chaleur d’une étreinte sous la lumière sélénite, le besoin fou de ramener la joie dans la Cité d’Argent. Ces pensées se tordaient, s’épanouissaient, se mélangeaient à la poussière flottante, frémissant tout autour.
Vell improvisa :
« Etoile sans nom, enfant du possible,
Sculpte-toi belle et douce, indestructible !
Que la Lune te voie danser pour la toute première fois ! »
Noctis, de sa main gauche, conduisait la spirale, et de sa main droite, tapotait frénétiquement son bâton pour stabiliser la projection d’énergie. Les volutes devinrent trame, puis la trame sphère, et la sphère… une étoile, minuscule d’abord, puis grandissant, palpitant de vie, comme suspendue au-dessus d’eux par des fils invisibles.
Le phénomène gagna le ciel. Une étoile mouvante, à la lumière ondoyante, déversa une pluie multicolore tout autour du cercle, dessinant sur les cratères un jeu d’ombres et de teintes inédites. L’Ogre, muet, osa avancer la main. À peine son doigt massif toucha-t-il la lumière, un éclat de l’étoile se détacha et se fixa à sa paume. Un son étrange surgit alors — ni hurlement ni rire, mais un bourdonnement vibrant, une forme de satisfaction immense. L’Ogre laissa tomber un genou au sol, ébahi.
— Voilà donc la lumière-rêve ! Cela… nourrit. Mais différemment. Comme si j’avalais tout un banquet d’histoires.
Il resta là, bouche entrouverte, humant cette étrange clarté. Ses yeux perdirent un peu de leur âpreté, s’adoucissant d’une tristesse familière que l’on devine chez ceux qui ont beaucoup manqué d’espoir.
— Je m’incline, murmura-t-il enfin d’une voix plus grave encore. Vous avez donné naissance à une étoile là où il n’y avait que du vide et du froid. Je n’ai reçu nul pareil trésor en mille cycles. Tenez, voici mon remerciement.
De la poche sombre de sa ceinture d’écailles, l’Ogre tira une pierre minuscule – si noire qu’elle semblait absorber la lumière elle-même, mais scintillait au creux de sa paume, par instant, de reflets irisés impossibles à saisir. Il la tendit à Ilyanna.
— Fragment de cœur-noir. Rares sont ceux à qui je remets ce don. Peut-être découvrirez-vous, au retour, qu’il porte une lumière que nul n’a jamais vue.
Vell, subjugué, recula pour mieux examiner le ciel où l’étoile imaginaire tournoyait encore, lançant ses dernières gerbes de couleur.
— Sur Noctula, on raconte qu’un rêve partagé est le germe de cent mondes. Ici, ce soir, je crois que nous venons d’en créer un nouveau. Pas vrai, Noctis ?
Noctis, les cheveux hérissés d’étincelles, émit un soupir joyeux.
— J’avoue, j’aurais parié sur un échec magistral. Mais je préfère mille étoiles impossibles à une seule explication banale…
La poussière d’étoile retomba doucement du ciel. Ilyanna, émue, rangea le fragment sombre dans sa poche. Le défi était relevé. L’Ogre acquiesça, s’écarta et s’enfonça dans les ombres, une lueur inédite dans le regard.
La nuit lunaire s’étendait, vaste, mais n’aurait plus jamais exactement la même saveur. Car maintenant, chaque rêve, chaque poème ou formule farfelue, pouvait bel et bien faire naître une étoile ou transformer l’ombre en lumière. Et, sous la voûte d’un ciel où rien n’était impossible, d’autres défis attendaient déjà les inventeurs d’un monde tout neuf.