
Chapitre 3 : Le labyrinthe des souvenirs falsifiés
Chapitre 3 : Les Reflets du Non-Dit
Le vestibule déployait devant eux son calme trompeur, nimbé d’une lumière laiteuse, mais à peine eurent-ils posé le pied sur le parquet ciré qu’un souffle glacé, vif comme la morsure d’un serpent, éclata au centre de la pièce. Nolan n’eut pas le temps de s’écrier qu’il sentit le sol se dérober sous lui, comme si la Chambre, vexée d’avoir cédé un pan de son mystère, avalait chacun de ses occupants plus profondément dans ses entrailles. Il voulut saisir la manche du Maître d’échecs, sentit la fourrure d’Écho frôler ses doigts—et soudain, plus rien, hormis un vertige et une impression de froid couleur d’enfance.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Nolan se trouvait devant une porte miniature à l’étiquette branlante marquée « Chambre de Nolan – Défense d’entrer ! ». Il reconnut immédiatement l’écriture penchée et rageuse, ce secret de gamin trop fier. Tout, autour de lui – le lit en mezzanine rangé, la tapisserie aux rayures écarlate et bleue, la malle débordante de livres d’aventure – lui paraissait familier, terriblement proche et en même temps épouvantablement déformé. Car chaque objet, au lieu de rester silencieux et rassurant, s’était métamorphosé en spectateur loquace.
Son vieux globe terrestre, penché sur le bureau, craquait d’une voix sifflante :
« Où voulais-tu donc fuir, petit Nolan ? Tu étais persuadé qu’il existait un pays où personne ne juge l’échec ! »
À côté, sa collection de trophées, ternie par la poussière du souvenir, tintait de moquerie :
« Regarde-nous ! Tous ces prix d’encouragement, ces ‘presque’ réussites ! Vaut-il mieux briller en second ou disparaître en voulant être premier ? »
Le carnet magique, qui l’accompagnait encore, trônait sur l’étagère, entrouvert à une page maculée d’encre—la confession jamais terminée de sa plus grande peur : avoir menti à son ami au sujet d’un devoir oublié, puis avoir laissé le blâme retomber sur lui…
Tout sonnait faux, démesuré, comme si la Chambre avait amplifié toutes les angoisses de Nolan pour l’enfermer dans un théâtre où il serait à la fois acteur, spectateur, juge et condamné.
« Je ne veux pas être piégé ici, marmonna-t-il. »
Mais la pièce n’attendait que ce mot : les murs se rapprochèrent imperceptiblement, les voix se firent plus insistantes, oscillant entre reproches et regrets. Il tenta d’ignorer la cacophonie, mais les souvenirs s’accrochaient à lui. Il revit la veille de son insomnie la plus noire, après ce fameux soir où il avait trahi : il n’avait pas dormi, persuadé qu’on viendrait le gronder. Mais personne n'était revenu ; seul le silence du manque d’aveu avait pesé, plus lourd que le pire des blâmes.
Inspirant, Nolan s’approcha de son reflet dans la glace brisée posée sur la commode : il se vit tour à tour enfant apeuré, adolescent furieux, jeune enquêteur têtu. Dans chaque facette, ses yeux lui posaient la même question — « Jusqu’à quand laisserez-vous vos secrets murmurer plus fort que votre sincérité ? »
Rassemblant son courage, il saisit le carnet, nota d’une main tremblante : « J’ai peur de blesser, alors je mens ou je me tais. »
Les voix baissèrent d’un ton, la lumière vira au doux mauve ; la porte de la chambre grinça, s’entrouvrant sur un couloir inattendu. Une certitude naquit en lui : avouer la vulnérabilité, tout en affrontant ses souvenirs, créait une faille dans le pouvoir illusoire du Résolveur d’énigmes.
Ailleurs, Écho chutait doucement dans un corridor que zébraient des lames de lumière. Des miroirs sans tain, disposés en quinconce, allongeaient ses silhouettes de chat mille fois diffractées. Parfois, une patte prise dans l’instant, parfois, une queue en mouvement, l’air méfiant ou narquois. Il se sentit désorienté, comme un poisson dans une mer de souvenirs liquides.
Devant lui surgit un imposant matou tigré, Bedou, l’ancien doyen de sa ruelle natale, portant cicatrices de luttes révolues et regard attendri. « Es-tu encore du genre à fendre l’ombre sans écouter ceux qui restent dans la lumière, petit frère ? », lança Bedou, tandis que des miaulements différents résonnaient à l’unisson, soulignant chaque mot d’une crainte ou d’une joie familière.
Puis, à mesure qu’il avançait, d’autres visages jaillissaient dans la glace : Mimine la voyageuse, Hirondelle la caïd du quartier, et même Grizzly, l’adversaire redouté — tous figés dans la transparence, mais chaque reflet porteur d’une énigme énoncée dans la langue félidée des souvenirs :
« ‘Lorsque tu as perdu la trace de ta patte, comment retrouveras-tu ta voie ?’ »
« ‘De quoi as-tu le plus peur : de disparaître ou d’oublier ceux qui t’ont aimé ?’ »
Chaque question le confrontait à un échec, un chagrin ou un rire manqué, comme ce jour où, trop occupé à chasser un papillon de poussière, il avait manqué le dernier adieu à Bedou.
Noyé dans le flux, Écho voulut s’esquiver d’un bond — mais un éclat d’humour remonté de nulle part le fit glousser : « On dit bien que seuls les chats n’ont pas de remords, mais c’est faux. J’en ai… trois ou quatre, bien rangés sous la queue. »
Le corridor se fendit d’un frisson. Cette auto-dérision, minuscule brèche dans l’orgueil félin, fit s’effriter la rangée des miroirs. Un à un, les reflets déposèrent devant Écho des petits morceaux de verre — et sur chacun, gravé en langue chat, un souvenir accepté, pacifié, prêt à rejoindre le grand grenier de la mémoire. À la fin du couloir, un passage triangulaire s’ouvrit. Avant d’y pénétrer, Écho effleura la trace de ses anciens compagnons d’une truffe respectueuse.
Au même moment, le Maître d’échecs s’éveilla dans une salle qu’il n’avait plus osé rêver : une bibliothèque feutrée, où un échiquier d’acajou trônait, chargé du poids d’une partie à l’enjeu terrifiant. Face à lui, un jeune garçon au regard sombre, souvenirs troubles de son plus grand adversaire – son propre frère, autrefois complice, devenu rival le temps d’un terrible tournoi.
La partie se déroulait à une cadence effrénée, les pièces s’écharpaient en un ballet de sacrifices redoutables.
« Tu pourrais gagner, tu le sais. Mais à quel prix ? » déclara le frère-reflet, chaque mot résonnant comme le coup du marteau du sort.
Le Maître revit ses mains, d’autrefois, tricher à peine – défausser un pion pour sauver la position – sourire une victoire amère, puis regretter plusieurs années son geste. Dans ce théâtre, le jeu reprenait, mais il savait que la seule façon de sortir n’était pas de gagner… mais d’accepter la faille, de la confier à la vérité.
Il posa sa pièce, s’inclina, puis annonça : « Je t’ai trompé ce jour-là. Depuis, ta confiance me manque plus que n’importe quelle victoire. »
L’échiquier vibra, la salle se dématérialisa ; l’ombre du frère l’enlaça d’un sourire paisible. Les rayonnages de la bibliothèque révélèrent alors au Maître d’échecs un graphique gravé dans le bois du pupitre : la réunion de trois chemins, dessinant un sigle ancien, marque de la Chambre centrale.
Les mondes s’effritèrent, réunissant Nolan, Écho et le Maître d’échecs, tous porteurs de leurs blessures mais allégés d’un secret avoué. Les murs, privés de la force de leurs vieux silences, se fissurèrent, laissant filtrer une phosphorescence bleutée. Les illusions grésillèrent, les voix faiblirent, ne laissant qu’un dernier murmure de gratitude.
Au sol, trois fragments de verre, un bout de carnet et un pion de bois s’assemblèrent d’eux-mêmes, révélant la carte cachée de la Chambre et le chemin vers le sanctuaire du Résolveur d’énigmes. Les héros échangèrent un regard long, fort d’une complicité inédite : ils s’étaient affrontés eux-mêmes et en étaient ressortis grandis.
« La clé pour briser les illusions, dit doucement Nolan, c’est de leur opposer la réconciliation du cœur. »
Un miaulement approbateur, un clin d’œil de stratège : la Chambre allait devoir compter avec des visiteurs qu’aucune énigme ne saurait plus vraiment briser…