
Depuis des générations, la majestueuse Montagne d’Argile veillait sur le petit village de Chascou, perché au creux des vallées boisées. Mais depuis deux hivers, la montagne semblait triste. Les neiges reculaient, les torrents chuchotaient constamment un refrain désolé, et nul oiseau ne venait plus y chanter. C’est dans ce contexte que vécut Danilo, un garçon de onze ans, ingénieux et déterminé. Il passait ses journées à aider sa mère à la fromagerie, obsédé par l’idée de redonner le sourire à la montagne solitaire.
Danilo connaissait chaque rocher, chaque conifère, chaque sentier sinueux. Il s’amusait à tendre des pièges pour attraper de petits lucioles de roche — ces scintillements minéraux qu’on croise parfois au détour d’un chemin — afin de les rapporter au village, où on les exposait comme des trésors. Mais malgré tous ses efforts, rien ne semblait réchauffer le cœur de la Montagne d’Argile.
Un matin, à l’aurore, alors que le ciel était teinté de rose, Danilo trouva, devant la porte de la fromagerie, une lettre cachetée du sceau de fer du refuge du sommet : le Grand Refuge d’Aurore. Son en-tête portait ces mots : « Appel solennel du Directeur. » Intrigué, il ouvrit le pli : « Toi, Danilo l’Audacieux, tu as été choisi pour une mission cruciale. Viens à l’aube au refuge. »
Le Directeur du Grand Refuge était un homme austère, que l’on disait aussi ancien que les rochers de la montagne. Il dominait les lieux d’une voix grave et profonde. Personne n’avait jamais osé sourire devant lui, et encore moins plaisanter. Mais Danilo n’avait pas froid aux yeux. Le lendemain, sac au dos, il gravit le premier pierrier pour atteindre la construction de pierres sombres.
Dès qu’il entra, la grande salle résonna de ses bottes. Le Directeur dressé sur un balcon intérieur, silhouette imposante, le salua d’un geste sec.
« Danilo. »
« Monsieur, répondit Danilo en s’inclinant respectueusement. »
Le Directeur jeta un regard perçant. « Ta présence ici est motivée par une crise sans précédent. La Montagne d’Argile souffre, car son Cœur de Cristal est éteint. Il faut rallumer la gemme, sinon la montagne mourra, et avec elle, tous les villages alentour. »
Danilo sentit son cœur battre à tout rompre. Il avait entendu parler du Cœur de Cristal : c’était la pierre mythique qui pulsait d’une lueur bleutée au cœur de la montagne, gardienne de son équilibre. « Comment puis-je aider ? » demanda-t-il.
Le Directeur descendit de son balcon en traînant sa cape. « Il y a un autel ancien, au sommet du Pic Silencieux. À l’intérieur se trouve la cavité du Cœur ; il te faut y déposer la Flamme d’Aube. »
Il tendit à Danilo un petit récipient de cuivre, contenant une braise livide. « C’est la Flamme d’Aube, gardée par le sanctuaire. Tu dois la transporter jusqu’à l’autel. Mais attention : sur les pentes traîtresses rôde le Loup des Ombres. Il déteste la lumière. »
Sans laisser transparaître la peur, Danilo prit la fiole et l’attacha à sa ceinture. Il garda cependant en tête chaque mot du Directeur : « Le Loup des Ombres… il n’est pas seulement cruel. Il est malin, retors, et affamé de lumière. »
Au sortir du refuge, la montagne se dressait encore plus haute. Les rochers scintillaient d’une pluie cristalline, et un vent froid fouettait les sapins. Danilo se mit en marche, déterminé. Il gravit la pente pierreuse, gravissant les marches naturelles que formaient d’énormes blocs. À chaque pas, la braise de cuivre dansait, émettant une faible lueur bleue.
À midi, il s’arrêta près d’un lac gelé, où l’eau dormait sous une épaisseur de glace translucide. Les pins plongeaient leurs reflets bleutés dans l’eau et Danilo en profita pour boire à la gourde et casser un morceau de pain. Il écouta le silence, interrompu seulement par le craquement léger de la glace.
Alors qu’il reprenait sa route, un hurlement lointain jaillit. Furieux, sinistre, il résonna comme un défi. Le garçon s’arrêta nette. Le Loup des Ombres… sa silhouette apparut sur une crête plus haut. Grand comme dix hommes, son pelage était sombre et réduit en ombres mouvantes. Ses yeux luisants émettaient une malice indéfinissable.
Danilo sentit un frisson le traverser, mais il serra les poings. Il respira lentement et se dit qu’il ne reculerait pas. En serrant la braise contre son cœur, il pensa à sa mère, à son village, et soudain trouva le courage de s’avancer.
Le Loup bondit. Ses crocs émettaient une lueur d’acier. Danilo esquiva de justesse, roulé dans la neige. Il sortit de son sac un petit miroir qu’il y avait dérobé au marché du village, objet brut mais poli. Il le pointa vers le Loup. Sous le reflet de la Flamme d’Aube, la créature hulula, aveuglée.
Profitant de ce moment, Danilo courut comme le vent. Derrière lui, le hurlement du Loup se mêlait au sifflement du vent. Quand la créature eut recouvré la vue, le garçon avait déjà disparu derrière un rocher.
Après cette rencontre, la montée parut plus rude. Le garçon sentit la braise s’affaiblir : sa lueur devenait pâle. Il posa le récipient sur un socle de pierre et sortit deux silex pour raviver la flamme, mais le feu peinait à prendre. Un murmure se fit entendre : c’était la voix du Directeur, dans le lointain de sa mémoire, lui conseillant d’appeler le vent. Danilo ferma les yeux, souffla dans la braise. Au bout de quelques instants, la flamme bleutée crépita, plus vive que jamais.
À la tombée de la nuit, le sommet se profila enfin. Des stalactites de glace étincelaient, tandis que les étoiles naissantes illuminaient le ciel d’arcs argentés. Danilo gravit les derniers mètres, exténué mais heureux de voir l’autel de pierre noire. Il posa délicatement le récipient à l’entrée de la cavité, et quitta les lieux pour se tenir en retrait.
Soudain, un grondement sourd fit frissonner la montagne. Le Loup des Ombres bondit une dernière fois, plus furieux que jamais. Il se jeta sur la braise. Danilo sentit son courage vaciller : la braise était sur le point d’éteindre…
Mais un éclair de détermination traversa l’enfant. Il bondit sur le Loup, l’étreignit avec toutes ses forces. L’ombre de la créature vacilla devant la lumière bleutée. Le garçon cria : « Monte ! Chef des vents, viens à mon secours ! »
Dans un tourbillon de neige et de poussière, le vent s’engouffra dans la caverne, projetant dans l’autel la braise bleutée. Un éclair parcourut la pierre noire. La Flamme d’Aube jaillit dans un tourbillon de lumière, enveloppant la montagne entière. Le Loup des Ombres hurla puis, peu à peu, se dissipa en milliers d’étincelles disparates.
La montagne frissonna. Un filet de lumière émergea du sommet, se répandant sur les vallées. Les torrents se mirent à couler plus vivement, les pins reprirent leur parfum aigu, et un chœur d’oiseaux invisible mais présent s’éleva. Danilo, épuisé, s’agenouilla, un sourire immense aux lèvres.
Au matin, il redescendit jusqu’au village, où tout le monde l’attendait. Le directeur, au bas de la dernière pente, attendait lui aussi, son air sévère adouci par la fierté.
« Tu as accompli l’impossible, Danilo, dit-il doucement. La montagne t’appartient désormais. »
Puis il lui tendit une petite boîte sculptée dans la pierre du sommet. À l’intérieur, un cristal bleu luisait, plus vif que jamais.
« C’est un fragment du Cœur de Cristal. Tant que tu le porteras, le lien entre toi et la Montagne d’Argile restera intact. »
Toute la communauté acclama Danilo. Les anciens entonnèrent des chants, les enfants dansèrent autour des torches, et la nuit se parut d’un éclat nouveau. Le garçon, épuisé mais heureux, regarda les étoiles.
Il savait que, désormais, la Montagne d’Argile ne serait plus jamais seule. Et qu’il veillerait toujours sur elle, en gardien courageux, ingénieux et déterminé.
FIN